Création empirique du début des années 1970, les centres culturels de rencontre sont nés de la conjonction d’une volonté politique et de circonstances opportunément saisies. Leur évolution et leur développement ne peuvent être compris sans une mise en perspective par rapport à l’ensemble de la politique culturelle dont ils sont l’un des leviers.
Lorsqu’il arriva au ministère des Affaires culturelles en janvier 1971, Jacques Duhamel était bien décidé à assumer l’héritage d’André Malraux tout en prenant des initiatives nouvelles. Il aimait se référer à une définition de l’action donnée par le philosophe américain William James : « d’abord continuer, ensuite commencer ». Il était conscient du paradoxe de la politique culturelle de la V° République : auréolée du prestige de Malraux et marquée par ses initiatives spectaculaires, cette politique était cependant fragile et à beaucoup d’égards marginale. C’est si vrai que si, en 1969, le nouveau Président de la République, Georges Pompidou, et son Premier ministre, Jacques Chaban-Delmas avaient choisi de fermer la « parenthèse » brillante mais hors normes de Malraux pour en revenir à un secrétariat d’Etat aux Arts et Lettres comme au temps des Républiques précédentes, la majorité de l’époque aurait été plutôt soulagée et les milieux culturels, encore sous le coup des événements de mai 68, se seraient résignés. Tel ne fut pas leur choix, et si, par prudence, ils confièrent d’abord le portefeuille à ce porteur d’un morceau de la vraie croix de Lorraine qu’étai Edmond Michelet, ils pressentaient l’un et l’autre que la culture allait devenir une dimension de tout projet politique d’envergure. Depuis lors, l’existence d’un département ministériel chargé de la culture ne fut plus jamais remise en cause. Après l’intermède Michelet qui mourut en septembre 1970 et un intérim confié à André Bettencourt, ils firent donc appel à un homme politique d’envergure, chef de l’une des tendances de la majorité, Jacques Duhamel. Issu de la première promotion (France combattante) de l’ENA, nommé au Conseil d’Etat, longtemps collaborateur d’Edgar Faure dont il dirigea notamment le cabinet à Matignon en 1955, Duhamel avait choisi la carrière politique en 1962. Député du Jura, maire de Dôle, il avait rejoint la majorité présidentielle en 1969 avec une bonne part des élus centristes. D’abord ministre de l’Agriculture, il avait exprimé fin 1970 le souhait d’être nommé aux Affaires culturelles.
Lors de la passation des pouvoirs rue de Valois au début 1971 avec André Bettencourt, il déclara « Je ne penserai pas au niveau de Malraux, je ne vivrai pas au niveau de Michelet, mais j’essaierai d’administrer ce ministère, parce que c’est cela que je sais faire ». Et de fait, la seule consigne qu’il donna à son cabinet fut de « faire prendre au sérieux » la politique culturelle dans l’Etat, en tirant le meilleur parti des initiatives durables de Malraux, mais en cherchant toutes occasions d’initiatives nouvelles propres à illustrer la dimension culturelle de l’action publique dans son ensemble, notamment au niveau du Plan et de l’aménagement du territoire, en un temps où la décentralisation allait accroître les responsabilités des collectivités territoriales.
Le ministère des Affaires culturelles avait été conçu ou mieux, bricolé en 1959 pour « l’ami génial » du Général De Gaulle. Il avait repris les attributions du classique secrétariat d’Etat aux Beaux-Arts, auxquels on avait ajouté le cinéma qui relevait jusqu’alors du ministère de l’Industrie ; mais les bibliothèques et la lecture publique restaient dans le champ de l’Education nationale et l’audiovisuel d’un ministère de l’Information soucieux avant tout d’exercer une tutelle politique sur les médias. Pour rajeunir et réveiller une administration d’esprit encore très académique et institutionnel, Malraux avait, faute d’énarques, alors peu empressés de s’embarquer dans cette aventure incertaine, fait appel à des agents rendus disponibles par la décolonisation : des administrateurs de la France d’outre-mer, gens imaginatifs, énergiques et dotés d’un réel sens de l’Etat, dont le meilleur exemple est Emile Biasini, et qui, avec entrain et audace, conçurent, dans un esprit résolument jacobin, de nouveaux modèles d’action culturelle dont ils s’employèrent à doter le territoire avec le concours plus ou moins empressé des collectivités territoriales, comme les maisons de la culture et les centres d’action culturelle. Il faut dire qu’à l’époque, la culture était regardée par nombre d’élus comme un fardeau plus que comme un atout, à l’exception de quelques villes comme Grenoble, Saint-Etienne, Strasbourg, Avignon ou Bordeaux ; quant aux régions, elles n’étaient alors que des « circonscriptions d’action administrative ». Le même zèle technocratique fut déployé ensuite dans d’autres domaines, comme la musique où le compositeur Marcel Landowski conçut à partir de 1968-69 un « plan décennal de la musique » destiné à créer des orchestres et des scènes lyriques sur l’ensemble du territoire ; même chose avec Bernard Anthonioz pour les arts plastiques vivants. La mise en place des « secteurs sauvegardés » créés par Malraux dès le début des années 1960 obéit à la même logique technocratique, au sens le plus noble du terme et consistant à appliquer verticalement un modèle uniforme sur l’ensemble du territoire avec le concours plus ou moins contraint des collectivités locales. C’est la même logique que Jack Lang appliquera dix ans plus tard en créant les Fonds régionaux d’art contemporain (FRAC).
Procédant à l’inventaire des actions en cours, Jacques Duhamel me fit part dès les premières semaines du risque qu’il pressentait d’une divergence ou d’un éclatement de la politique culturelle : une politique du patrimoine d’essence conservatrice et une politique de l’action culturelle dérivant vers la contestation. Soucieux de l’unité et de la cohérence de la politique culturelle, il m’invita à chercher des occasions de faire de hauts-lieux du patrimoine des centres d’excellence dans le domaine de la création et de la culture vivante.
De cette intuition sont nés les centres culturels de rencontre – non pas en imposant un concept prédéfini, mais en repérant sur le terrain des initiatives ou des intentions propres à servir ce dessein seulement esquissé. Il faut insister sur ce point : on n’a pas décidé un beau jour de créer des centres culturels de rencontre mais de saisir des opportunités d’expériences tendant à faire de certains monuments autre chose que de « vieilles pierres » accessibles, moyennant un droit d’entrée, à un public docile guidé par des gardiens à casquette débitant mécaniquement un texte appris par cœur.
Deux de ces opportunités se présentèrent peu après et auraient très bien pu ne pas aboutir si nous n’avions été à l’affût.
La première est la Chartreuse de Villeneuve-lez-Avignon. Apprenant que Jacques Duhamel devait se rendre dans le Gard à l’occasion du mariage d’un de ses fils, le député de la circonscription, Jean Poudevigne, me demanda avec insistance de faire en sorte que le ministre en profite pour aller visiter ladite Chartreuse, le maire de Villeneuve se désolant que l’Etat, bien que propriétaire de ce monument du temps des papes d’Avignon, s’en désintéressât. De retour à Paris après avoir effectivement visité la Chartreuse, Jacques Duhamel me demanda, dans l’esprit de notre conversation précédente, de voir ce que l’on pourrait en faire. J’en parlai aussitôt à Jean Salusse, directeur de la Caisse nationale des monuments historiques, organisme purement comptable encaissant les droits d’entrée dans les monuments appartenant à l’Etat, dont nous entendions faire une administration de mission propre à compenser le compartimentage vertical des directions du ministère. Une mission d’étude fut confiée à Bernard Tournois, journaliste de la télévision spécialisé dans les questions de théâtre et que Paul Puaux, successeur de Vilar au festival d’Avignon, alerté par Salusse, avait envoyé visiter la Chartreuse. Le projet de Tournois, axé sur des résidences de créateurs dans les maisons de chartreux que l’on aurait restaurées, donna lieu dès 1973 à la création du CIRCA.
La seconde occasion, dans les mois qui suivirent, était d’une nature toute différente : le ministère de la Justice fermant la prison qui avait été installée à l’abbaye royale de Fontevraud confiait au ministère des Affaires culturelles la responsabilité de ce splendide monument, auquel s’intéressait Olivier Guichard qui attira l’attention de Jacques Duhamel sur ce haut-lieu proche de Chinon et de la vallée de la Loire. Là encore, une exploration fut confiée à la Caisse des Monuments historiques.
Dans les deux cas, Jacques Duhamel avait en tête deux « précédents » qu’il connaissait bien et qui avaient à ses yeux valeur de modèle et en tout cas de référence ; il s’agissait d’expériences qui ne devaient rien à l’Etat, mais dont celui-ci pouvait s’inspirer : l’abbaye de Royaumont où la famille Gouin, propriétaire, avait organisé dès avant la guerre nombre de colloques prestigieux – et la Saline royale d’Arc-et-Senans, dont le département du Doubs s’était rendu acquéreur et dont des esprits d’avant-garde comme Serge Antoine voulaient faire un centre de réflexion sur la prospective, nouveau concept à la mode.
La Chartreuse et Fontevraud, s’inspirant délibérément de Royaumont et de la Saline, servirent d’exemples pour d’autres initiatives dans des hauts-lieux de nature variée, avec des régimes fonciers, des montages juridiques et financiers, des missions très différents, mais tous voués à la culture vivante.
Pour avoir été associé à ces tâtonnements, fruits des circonstances, mais aussi d’une volonté politique comme je l’ai dit en commençant, j’atteste que c’est ainsi que sont nés, de façon très pragmatique, les centres culturels de rencontre. Ils doivent tout à Duhamel et à Salusse, ainsi qu’à des élus imaginatifs, à des hommes comme Tournois ou Serge Antoine et à des architectes des monuments historiques qui ont osé adapter d’augustes monuments à des usages contemporains bien éloignés de leur vocation originelle, mais où des créateurs, des artistes, des écrivains trouvent un silence, une paix et une mémoire des siècles propres à les inspirer. Je mentirais si j’affirmais que nous avons, dans ces commencements, conçu ou seulement pressenti ce que serait la postérité de ces hauts-lieux et de ceux qui les ont rejoints dans la famille des CCR. Ce témoignage n’avait pour objet que de rappeler aux vivants ce que nous devons à ces visionnaires d’il y a quarante ans.
Jacques Rigaud
7 janvier 2012