Vous êtes ici

Pièces. Le lieu à l’œuvre

  • Bibliothèque © Béatrix Von Conta
  • Fort St-André © Béatrix Von Conta
  • Grille © Béatrix Von Conta
  • Pierres © Béatrix Von Conta
  • Tinel © Béatrix Von Conta

par Beatrix von Conta

Des ouvertures.
Fenêtres, portes, voûtes, passages - fermés, ouverts, encadrés, murés, écroulés, restaurés. Visiblement l’image que je m’étais faite d’un lieu hors du temps aux murs austères et aux secrets silencieux, ne coïncide pas avec la réalité contemporaine de la Chartreuse du Val de Bénédiction. Loin d’être murée dans son histoire, elle y a laissé pénétrer la vie d’aujourd’hui, et, en retour, s’en trouve changée. Monument historique étonnamment moderne, il impose grâce aux activités foisonnantes et créatrices du Centre National des Écritures du Spectacle, un regard nouveau, invite à parcourir son labyrinthe comme on pourrait parcourir les lignes d’un texte pourtant familier à la recherche d’un sens caché. C’est un lieu habité. Le corps y circule, le regard rebondit.

Dès notre toute première rencontre, la Chartreuse, dont les volumes s’emboîtent, se chevauchent, se suivent comme un patchwork de rectangles organisé en un langage dont nous aurions malgré la connaissance des signes perdu les codes, m’est ainsi apparue marquée par l’empreinte de l’homme. Dans les cellules autrefois habitées par les moines Chartreux, des écrivains poursuivent aujourd’hui une écriture différente. Lieu de l’écrit, hier comme aujourd’hui, chacun y signe son passage, dépose ce qui au fil du temps se changera en strates de vécu, en cumul d’histoire(s). Le profane et le sacré s’affichent en un beau mariage.
 
L’enceinte est féconde. La cellule, point de départ. Terme extraordinaire désignant à la fois la plus petite unité de tout organisme vivant, un espace d’habitation réduit à la simplicité monacale sans superflu afin que rien ne vienne encombrer l’esprit, la cellule carcérale où le détenu, ermite malgré lui, accomplit dans des murs où la lumière pénètre difficilement à travers des lucarnes grillagées une pénitence censée favoriser le retour vers soi et vers la société et l’instrument qui dans le cadre de la pratique photographique mesure l’incidence lumineuse. Cellule que, photographe, je retrouve avec bonheur dans la chambre noire où la découpe choisie et précise de la lumière dessine sur le plateau de l’agrandisseur l’ouverture qui accueille l’image projetée.
 
Pierre taillée ou feuille blanche, cloître ou livre, le rectangle comme unité de base rappelle le cadre du viseur. Tout est photographie. Des images à perte de vue. Comment, alors, faire prendre corps à un projet cohérent ? Comment, à partir des toutes premières impressions, fugitives, diffuses mais déterminantes, à partir de ce qui est senti, ressenti, vu et entendu, des images mentales parviennent-elles à émerger sur fond d’images bien réelles ? Suivre la sensation que ce lieu séculaire concentre en lui-même son passé et son futur pour trouver l’adéquation, l’alchimie visuelles mettant en images le présent qui ne se résume pas à un agencement savant de pierres. Imaginer que ma rencontre avec La Chartreuse et le CNES ressemble à la rencontre d’un couple d’inconnus désirant la réalisation d’un portrait qui respecterait l’identité de chacun d’entre eux. Une approche sensible dans laquelle seraient mis en scène et en lumière des fragments d’histoire, des éclats de lumière, le mystère de l’instant, la trace de l’humain, ce qui fonde, ou compromet, leur existence commune.
Des portraits à double entrée ?
Il faut commencer par dégager ce qui a déjà pris forme dans l’esprit. Laisser les images s’inscrire dans le cadre, sans préméditation et sans censure. Courir le risque du détour. Chercher dans le noir. Attendre. Mettre du sens. Mais, à l’instar du sculpteur en prise avec la résistance et la particularité du matériau, rester au plus près, impérativement. Ce choix de « coller » à la matière s’est imposé à moi en voyant la lumière rasante du matin révéler et mettre en évidence la surface des pierres auxquelles l’angle du regard fait perdre l’échelle, leur conférant un aspect de sol lunaire, crevassé, où le regard subitement plonge dans des ravins tracés par l’ombre et qui se révèlent signatures. Ces marques gravées dans la pierre par les tailleurs de pierres ramènent à la présence humaine. Il est encore question d’écriture, jusque dans la pierre. Cette mise en abstraction par la lumière retire au corps du minéral son volume et donne envie d’effleurer ces surfaces afin que du geste seul naisse une réalité compréhensible. Cette forme de braille serait-elle la clé fournie aux voyants, l’indispensable sésame pour accéder à une vue intime, les paupières closes ? Le regard au bout des doigts?
 
Je vois l’image. Une pierre taillée, blanche, extraite par la lumière de l’ombre du puits. Je la contemple à travers une grille de chantier. La scène est prête, naturellement. Le lever du rideau ne va pas tarder.
Je découvre la Chartreuse sous l’angle d’un répertoire infini de pièces imaginaires que mon œil, le temps d’un regard, va prélever dans son décor de pierre. Pièces de registres différents où la couleur va déterminer le rôle du fragment, du détail ; elle fera son apparition selon le scénario que lui proposera l’image. Du théâtre in situ.
 
Je découvre la trace. Haut placés sur le mur de l’église les contours brisés d’une main gravée dans la pierre.
L’empreinte. Signature que seule la lumière révèle selon les heures de la journée.
Un lieu fait main. Les images s’articulent, le projet prend forme.
Les photographies taillées dans la pierre feront face à celles tracées par le corps, d’un fragment du corps, toujours le même, le bout des doigts. Les doigts de ceux qui dans ce lieu voudraient bien s’ancrer dans l’image. Empreintes légères et fragiles, reconnaissables et universelles, elles résument en lignes et en aplats l’être tout entier. Dans ces amphithéâtres imaginaires que l’encre noire dépose sur le papier blanc, des micropaysages aux lignes circulaires sont traversés par les accidents de la vie. Champs d’écriture infiniment discrets et d’une étrange beauté que chacun de nous imprime à la surface du monde.
 
Ainsi, d’une image à l’autre, s’ébauche un dialogue visuel inattendu. Pièces d’identité provisoires et ludiques d’un lieu en perpétuel changement.
Béatrix Von Conta - La Chartreuse, février 2001

Réalisation de 23 diptyques composés d'une photographie N&B d'un format 30x40 cm mise en couleur aux albumines et d'une photographie N&B format 11x16 cm. Format de chaque diptyque : 50x60 cm. Pièce unique.
La Chartreuse a acheté cinq de ces images.